La Libre Belgique, le 01/12/2005
Marie-France Cros
Pierre Péan publie un livre pour défendre le rôle joué par la France au Rwanda avant et pendant le génocide. Kigali accuse Paris d’y avoir participé « directement ».
Au printemps 2005, le journaliste français controversé Pierre Péan nous avait téléphoné pour connaître les circonstances dans lesquelles « La Libre Belgique » avait obtenu, en juin 1991, la première interview de Paul Kagame, aujourd’hui président du Rwanda et alors chef de la rébellion, essentiellement tutsie, du Front patriotique rwandais (FPR). Notre confrère allait, en effet, nous expliqua-t-il, « commencer une enquête pour montrer que la France n’avait pas été complice du génocide » comme elle en est accusée par le Rwanda et par diverses publications et ONG.
Une enquête dont on connaît les conclusions avant même de l’avoir menée, cela s’appelle de la propagande. Et c’est bien de ce registre que relève le dernier livre de Pierre Péan (1), ultime avatar d’une série d’ouvrages publiés en France depuis le 10e anniversaire du génocide, en 2004, et visant à innocenter celle-ci ou à accuser le FPR de génocide.
Il faut se rappeler que ce 10e anniversaire avait été marqué par la publication du livre du journaliste du « Figaro », Patrick de Saint-Exupéry, « L’inavouable** – La France au Rwanda ». « Déchiré », le journaliste y racontait comment il avait découvert, en plusieurs années, que la France avait aidé les génocidaires rwandais « avant, pendant et après » le génocide et comment une part de l’armée française, appuyée par le président Mitterrand et une section de la droite politique, avait utilisé le pays des Mille Collines comme un « laboratoire » pour « tester » sa théorie de la guerre révolutionnaire, élaborée en Indochine et « mise en oeuvre en Algérie » avant que le général de Gaulle y mette « un coup d’arrêt ». « La doctrine ne cessera pourtant d’être repensée et perfectionnée » au sein de l’armée française et, appliquée au Rwanda, permit « de transformer une intention de génocide en acte de génocide », accusait Saint-Exupéry.
La parution de ce livre entraîna la mise sur pied d’une « Commission d’enquête citoyenne » et le dépôt, devant le Tribunal aux armées, de six plaintes visant des militaires français.
Le prestige personnel de l’auteur de ce livre, détenteur des prix de journalisme « Albert Londres » et « Bayeux des correspondants de guerre », le nom glorieux de notre confrère, neveu d’Antoine de Saint-Exupéry -mort aux commandes de son avion durant la Seconde Guerre mondiale et auteur du « Petit prince »- ajoutaient à la rage de ceux qui approuvent la politique française au Rwanda. Il fallait donc déclencher la grosse artillerie pour répliquer.
C’est ce que fait Pierre Péan. Celui-ci écarte l’ouvrage qui gêne d’un « inutile de feuilleter les 288 pages du livre : elles reprennent grosso modo tous les poncifs » des « pro-FPR » (NdlR : ce qui est inexact : la thèse de Saint-Exupéry est originale), pour s’appesantir exclusivement sur une date qu’il conteste et qui est l’un des enjeux des plaintes déposées devant le Tribunal aux armées.
Dans ce long ouvrage, parfois confus, Pierre Péan défend la thèse des extrémistes hutus. Voyons plutôt.
1. « Les Tutsis sont menteurs ». « Le Rwanda est aussi le pays des mille leurres, tant la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus », écrit l’auteur. Il n’explique cependant pas pourquoi, dans ce cas, il s’appuie tant sur le témoignage d’un déserteur du FPR, Abdul Ruzibiza, qui est Tutsi, pour soutenir la thèse selon laquelle c’est le FPR qui a abattu l’avion du président hutu Habyarimana, attentat qui fut le signal de départ du génocide.
2. « C’est le FPR qui est le responsable du génocide des Tutsis ». C’est le seul point sur lequel Pierre Péan diverge légèrement de la thèse des extrémistes hutus. Bravant l’abondance d’indications sur une préparation du génocide, ces derniers affirment que les massacres généralisés de Tutsis et des Hutus qui s’opposaient à cette mise à mort furent dus à une manifestation de colère « spontanée » de la population hutue après qu’on eut tué son Président.
Notre confrère français complique ce refus de culpabilité : il dit tout à la fois que « Kagame a planifié l’attentat,donc planifié aussi sa conséquence directe : le génocide des Tutsis perpétré en représailles » ; que le FPR a manipulé le gouvernement et « les nationalistes » hutus pour qu’ils commettent des massacres afin que Kagame puisse prendre le pouvoir ; et enfin, en même temps, que ce dernier « a fait croire que les Hutus qu’il a fait massacrer en grand nombre étaient des Tutsis ».
3. « Le FPR utilise les femmes tutsies pour manipuler tout le monde ». L’accusation figurait déjà dans le « Manifeste des Bahutu », considéré comme un document préparatoire au génocide. Pierre Péan la reprend telle quelle, notamment pour expliquer des « dysfonctionnements dans le dispositif français » au Rwanda avant le génocide, en soulignant « l’infiltration de femmes tutsies auprès de nombreux Français ». Qui vérifiaient l’ethnie des séductrices sur leur carte d’identité avant de succomber à leurs charmes ?
4. « La Belgique est complice du FPR ». Là où les extrémistes hutus se contentent de l’affirmer, notre confrère français fignole avec une décoiffante démonstration : les coupables sont les libéraux francophones de Jean Gol, assoiffés de pouvoir, eux aussi, qui appuient le FPR pour faire chuter le gouvernement « de leurs ennemis de la démocratie-chrétienne ». Au bout du compte, « l’impulsion qu’il (Jean Gol) donna, reprise après sa mort, le 18 septembre 1995, par Alain Destexhe et Guy Verhofstadt, a finalement balayé les sociaux-chrétiens tant abhorrés de la (sic) CVP et a remis la famille libérale au pouvoir en 1999 ». Les Belges, eux, se souviennent que Jean-Luc Dehaene est tombé, en 1999, sur la crise des poulets à la dioxine.
Plus insidieux : Péan laisse entendre -sans avancer le moindre indice- que ce sont plusieurs des paras belges assassinés aux débuts du génocide par les extrémistes hutus, dont le lieutenant Lotin, qui avaient amené à Kigali les missiles qui ont abattu l’avion du président Habyarimana.
Plus généralement, on est frappé par le goût de Pierre Péan pour les attaques ad hominem, rédigées comme des fiches de renseignement, destinées à nuire à ceux qui ne défendent pas sa thèse (des « anti-France » s’emporte-t-il) et parfois basées sur des inventions -si j’en juge par les quelques lignes qui me sont consacrées.
Notre confrère semble coutumier du fait : s’il encense aujourd’hui le juge Bruguière qui, sur base du témoignage du déserteur Ruzibiza, accuse le FPR de l’attentat contre l’avion présidentiel, Péan, en 2001, dans son livre « Manipulations africaines », accusait le même magistrat -qui avait alors le tort de soutenir une autre thèse que la sienne sur les auteurs de l’attentat de 1989 contre un DC 10 d’UTA- d’utiliser des méthodes « expéditives » et décelait « un côté barbouze » chez M.Bruguière, dont les affaires se révélaient « vides ou mal ficelées ».
Bref, s’il doit bien se trouver du vrai dans la littérature de M.Péan, il est enfoui dans une telle panade qu’on ne le reconnaît plus.
Oui, le FPR a commis des massacres et peut-être est-il l’auteur de l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana. Mais l’ouvrage de notre confrère français manque sa cible : il ne nous fait pas oublier que ce sont les extrémistes hutus qui ont préparé et exécuté le génocide d’un million de personnes et ne nous convainc pas que la France -dont un officier commandait l’armée hutue à partir de février 1992- n’y est pour rien.
(1) « Noires fureurs, blancs menteurs – Rwanda 1990-1994 », de Pierre Péan. Éd.des Mille et une nuits, 544 pp, 22€.
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