par Claudine Vidal (Point de vue)
LE MONDE 08.12.05
Le livre de Pierre Péan sur le Rwanda fourmille d’erreurs, d’approximations. Pour n’en citer qu’une : affirmer que la mission d’information parlementaire française a « oublié » de s’intéresser à l’attentat du 6 avril 1994 perpétré contre l’avion du président rwandais, c’est révéler qu’il n’a pas lu le rapport de la mission dont un chapitre est précisément consacré à une enquête minutieuse sur l’attentat. Il s’inscrit sans nuance dans une vision ethniciste très largement partagée : la certitude qui fait nécessairement dépendre les conflits politiques africains des identités communautaires, ethniques, voire raciales.
J’ai eu bien des discussions avec des amis tutsis, qui, loin d’avoir le sentiment de diriger le pays, se disent opprimés par les autorités du Front patriotique rwandais (FPR) comme n’importe quel autre citoyen rwandais. Il pratique des amalgames insensés. Par exemple, il associe Alison Des Forges au « cabinet noir du FPR » (ce groupe qui soutient le FPR jusqu’à nier systématiquement ses exactions). Enorme contresens ! L’historienne du Rwanda Alison Des Forges est, depuis des années, l’une des bêtes noires de Kigali en raison de son acharnement à découvrir la vérité sur les crimes massifs commis depuis 1990, y compris par le FPR. Bref, abondent les manquements au souci d’exactitude et à l’exigence de distance critique, sans lesquels l’activité enquêtrice risque de tourner en discours propagandiste.
Mais, alors, que reste-t-il de cet ouvrage ? Pierre Péan a eu accès à des archives (ministère de la défense et présidence de la République) jusqu’alors non exploitées. Ainsi, il apporte des indications incontestablement neuves sur ce que savaient ou ne savaient pas les responsables politiques et militaires français. Il a conduit des investigations sur la réussite de désinformations fabriquées par le FPR à l’attention de la communauté internationale.
Son apport le plus original, à mon sens, est d’avoir reconstitué les liens entre les autorités de Kigali, victorieuses, et leurs relais européens, les « Blancs menteurs », lobby qu’il surnomme « cabinet noir du FPR », et dont il dénonce les mensonges et les pratiques d’intimidation, montrées en acte sur des cas précis. Incontestablement, l’enquête de Pierre Péan a le mérite d’ouvrir des pistes à explorer. Il sort, et je lui en sais gré, du système des répétitions infinies plombant tant d’ouvrages qui prétendent faire la lumière sur le génocide des Rwandais tutsis et sur les responsabilités de la France. C’est pourquoi il serait contraire à la vérité d’affirmer qu’il s’agit d’un livre sans autre importance que celle du scandale qu’il a suscité.
Je pense cependant que l’auteur a lui-même forgé les armes de détracteurs qui n’appartiennent pourtant pas au « cabinet noir ». Par précipitation, sans doute. Mais surtout, à mon sens, parce qu’il s’est laissé enfermer dans la logique tranchée des camps propagandistes. En effet, depuis 1994, un climat très années 1950, fertile en dénonciations staliniennes, en accusations délirantes, en « versions de l’histoire » d’une radicale simplicité, caractérise, en France, les débats les plus bruyants sur le Rwanda.
Pierre Péan a foncé là-dedans, tête baissée. Il pratique le « deux poids, deux mesures » : pour maximiser la politique d’extermination des Hutus, il minimise le génocide des Tutsis (il parle de 280 000 Tutsis massacrés et plus d’un million de Hutus tués depuis 1990) en s’abritant derrière un seul témoin rwandais (p. 276). Pour défendre les autorités françaises, il oublie qu’elles ont soutenu, trop longtemps, « un régime autoritaire, ethnique et raciste », selon les termes de la mission d’information parlementaire. Bref, il se cantonne à un parti pris. Comme s’il fallait minimiser le génocide des Tutsis pour pouvoir dénoncer l’actuel régime tyrannique de Kigali, son rôle dans les massacres systématiques de civils commis avant et après la victoire. Comme s’il fallait assimiler au « cabinet noir » tous ceux qui enquêtent sur les responsables rwandais du génocide. Comme si critiquer la politique menée par les autorités françaises au Rwanda de 1990 à 1994 (et, au simple vu de ses résultats, elle est critiquable) révélait nécessairement une haine de la France.
A plusieurs reprises, Pierre Péan cite le lieutenant Abdul Ruzibiza, dont j’ai préfacé le livre (Rwanda. L’histoire secrète, Editions du Panama, 400 p., 22 €). Il serait regrettable de considérer leurs ouvrages comme les deux versions d’une même histoire, l’une écrite par un Rwandais, l’autre par un Français. Le lieutenant Ruzibiza rend compte des massacres qu’il qualifie de « génocide des Hutus », mais il restitue, avec autant de rigueur, l’accomplissement du génocide des Tutsis. Ce Rwandais nous invite à vouloir une histoire complète de la tragédie.
Sociologue, Claudine Vidal est directrice de recherche émérite au CNRS. Elle est l’auteur de Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire (Karthala, 1991).