par Jean-Pierre Chrétien (Point de vue)
LE MONDE 08.12.05
L’ouvrage de Pierre Péan se présente sans ambages comme une somme conduisant à une révision du discours habituel sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Revisiter un domaine de recherche est un travail familier aux historiens. Il suppose une discussion sérieuse des écrits antérieurs, complétée par une argumentation fondée sur des documents nouveaux ou des approches nouvelles. Ce n’est pas la « méthode » choisie dans ce pesant pamphlet.
La sélection et l’utilisation des sources sont stupéfiantes. Leur choix est pratiquement unilatéral : acteurs politico-militaro-policiers rwandais ou français impliqués dans la politique de Kigali entre 1990 et 1994 ; quelques auteurs fascinés par les a priori ethniques ou raciaux dans le traitement des sociétés africaines ; pamphlets des amis… Des centaines de publications sont jetées aux orties.
Le rapport fondamental rédigé par l’historienne Alison Des Forges (Aucun témoin ne doit survivre) est ignoré, peut-être parce qu’elle a le tort d’être américaine.
Les références sont souvent incomplètes ou inexactes (des textes non datés), on fait dire à des auteurs ce qu’ils ne disent pas exactement, pour mieux « prouver ». Des archives fermées au public (celles de la présidence de la République pour les années 1990) sont brandies et non scientifiquement exploitées dans le cadre d’un débat contradictoire.
L’histoire du Rwanda se réduit à l’étalage des clichés raciaux les plus obsolètes de l’ »africanisme » colonial et de l’idéologie « hamitique » (vieille doctrine, produit de l’africanisme du XIXe siècle, qui tend à opposer des « vrais » Africains aux populations mêlées venues du Proche-Orient ou de la région du Nil) : au lieu des travaux fondamentaux publiés durant les dernières décennies, le lecteur a droit à un mémoire présenté au Tribunal pénal international pour le Rwanda pour la défense d’un bourgmestre génocidaire par un Rwandais décrété « historien » et à un opuscule publié en 1940 par un administrateur colonial belge qui expliquait que « les grands Tutsis n’étaient pas des vrais nègres ».
La complexité de cette tragédie appelle des réponses complexes, elle relève ici du schéma simpliste d’une histoire complot. La sensation prime sur la réflexion, et elle est des plus douteuses. Les auteurs, chercheurs, journalistes, équipes scientifiques et associations humanitaires qui ont contribué à identifier, analyser et dénoncer le génocide de 1994 sont disqualifiés à moindres frais, à coups d’attaques personnelles, dérisoires et sordides, d’insultes et de « citations » partiales tirées de leur contexte.
Effets de manches et sabre d’abattis. Jadis les « chers professeurs » étaient vitupérés par des politiciens que tout le monde a oubliés, aujourd’hui ils sont des « idiots utiles » et des « agents du Front patriotique rwandais (FPR) » : nouvelle variante de « l’anti-France » !
Un autre aspect est stupéfiant, quand on connaît la propagande rwandaise, qui, entre 1990 et 1994, a préparé et accompagné le génocide, telle qu’elle ressort de collections exhaustives de journaux et d’enregistrements dont l’existence accablante suscite, on le comprend, la colère de certains.
Les propos de cet auteur sont comme en écho avec ce discours de la haine : réduction ethno-raciale du débat politique ; bréviaire raciste sur le don congénital des Tutsis dans le mensonge et sur leur instrumentalisation des femmes ; dénonciation des démocrates hutus qui s’étaient engagés courageusement contre la dictature et le carcan ethniste comme autant de vendus ; fantasme d’un complot régional hima-tutsi, ressassé depuis quarante ans par des cercles extrémistes et digne du montage des Protocoles des sages de Sion ; culture de violence et de mensonge où le génocide était à la fois justifié et nié.
Comme disaient l’organe raciste Kangura ou la Radio des Mille Collines, ces Tutsis se suicident… Dans sa furie contre les « agents du FPR », l’auteur n’hésite pas à se fier aux dires d’un ancien fondateur du parti extrémiste Coalition pour la défense de la République, aujourd’hui en France et qui à l’époque s’était exprimé dans ces médias.
Le débat est normal sur les conditions et les causes, lointaines ou proches, du génocide, sur la sociologie des tueurs, sur les zones d’ombre du contexte politico-militaire, au Rwanda comme à l’extérieur.
Des enquêtes transparentes et publiques sont nécessaires, y compris, évidemment, sur l’attentat du 6 avril 1994 (contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira) et sur les hypothèses et les « révélations » qui sont périodiquement distillées ou annoncées. L’ambiance de guerre secrète qui entoure ces questions graves est intolérable.
La défense de la France en Afrique est vraiment mal partie si elle doit s’appuyer sur le livre de M. Péan, qui, par ailleurs, semble étrangement dédaigner les apports (limités, mais réels) de la Mission parlementaire d’information de 1998.
En guise de « révision », on découvre donc une étonnante passion révisionniste, qui participe au flot actuel de manifestations débridées de mépris à l’égard du passé et du présent des Africains. L’auteur mesure-t-il à quel point il meurtrit les rescapés du génocide et leurs proches, déjà tenaillés par la culpabilité d’avoir survécu ?
Mais se préoccupe-t-il du sort des Rwandais, Hutus comme Tutsis, et de leur avenir ? Venu s’ajouter à la vague des « experts » improvisés sur ce terrain, connaît-il ce peuple par-delà le théâtre d’ombres qu’il met en scène ?
Si l’on veut aider le Rwanda à sortir de l’ambiance obsidionale et policière que chacun observe, si l’on veut aider ses élites, à l’intérieur comme à l’extérieur, à se défaire de leurs obsessions manichéennes, ne faut-il pas d’abord isoler le virus raciste qui piège ce pays depuis des décennies ! Les concepteurs du génocide ont cherché à en faire triompher la logique en mobilisant massivement les uns dans un « travail » d’extermination des autres. Faut-il, en Europe, leur donner raison ? Et dans quels buts obscurs ?
Le génocide des Arméniens ne se négocie pas avec les intégristes turcs. Celui des Tutsis au Rwanda ne se négocie pas avec des nostalgiques ou des attardés du « Hutu power », qu’ils soient noirs ou blancs… Ce livre de Pierre Péan cherche un effet de scandale, il finit par être accablant pour ceux qu’il prétend défendre.
Jean-Pierre Chrétien est spécialiste de l’histoire de l’Afrique au CNRS, où il est directeur de recherches. Il est l’auteur de L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire (Flammarion, 2003).