Rwanda, l’enquête inachevée,

par Colette Braeckman (Point de vue)

LE MONDE 08.12.05

Autant être clair : le génocide des Tutsis au Rwanda, d’avril à juillet 1994, n’est pas un sujet de polémique. C’est une réalité, confirmée par d’innombrables témoignages, enquêtes et rapports, par des récits, des accusations, des aveux. Les faits sont précis, concordants, vérifiés : plus de 800 000 Tutsis ont été mis à mort en trois mois, de manière systématique, grâce à des listes, des dénonciations, des chasses à l’homme, avec des armes à feu et des machettes qui avaient été depuis longtemps distribuées à des miliciens formés pour tuer.

Cette histoire, qui voit les Tutsis, minoritaires, être considérés comme des étrangers dans leur propre pays, ne remonte pas à 1994, ni à 1990, lorsque des exilés déclenchent la guerre aux frontières : elle date de 1959, lorsque les Hutus, encouragés par le colonisateur belge, sont poussés à une « révolution » qui, au lieu de les dresser contre leurs maîtres européens, est détournée contre leurs compatriotes tutsis devenus suspects depuis qu’ils ont eu l’audace de revendiquer l’indépendance.

Depuis cette date, à chaque fois que les Tutsis exilés tentent de revenir les armes à la main, à chaque fois qu’à l’intérieur du pays ils s’efforcent de regagner du terrain sur le plan social ou politique, la réponse du pouvoir hutu est identique : des civils sont massacrés. Durant des décennies, c’est au nom d’une légitimité fondée sur le concept de « majorité ethnique » que les Belges puis les Français ont appuyé les régimes rwandais successifs.

Lorsque, en 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) lance une offensive au départ de l’Ouganda, les Belges s’effacent devant une France qui ne ménage pas son soutien politique et militaire au pouvoir de Juvénal Habyarimana. Sans rien ignorer de la dérive génocidaire inscrite au coeur du régime hutu. Deux ans plus tard, directeur des affaires africaines, Paul Dijoud va jusqu’à mettre en garde Paul Kagamé (chef tutsi du FPR et actuel président rwandais) et les siens, les prévenant du risque qu’ils font courir à leurs familles.

Consciente des dangers, la diplomatie française prône la négociation, le partage du pouvoir. Mais la coopération militaire, elle, s’engage sans cesse plus avant : elle arme et entraîne soldats et gendarmes, elle dresse les plans des batailles et barre au FPR la route de Kigali. Des soldats français participent aux manoeuvres et on les retrouve même aux points de contrôle, triant les citoyens rwandais en fonction de leur ethnie, inscrite sur les documents d’identité.

Lorsque, en décembre 1993, le contingent français se retire, cédant la place aux 500 casques bleus censés faire appliquer les accords de paix d’Arusha, il laisse au Rwanda des « coopérants militaires » en civil (25 officiellement et sans doute le double) dont on ignore à quoi ils s’occupent aux côtés de leurs alliés hutus. Malgré l’embargo, les livraisons d’armes se poursuivent, non seulement jusqu’à la veille du génocide, mais bien après qu’il a commencé : des observateurs onusiens relèvent que les avions de l’opération Amaryllis, venus pour évacuer les expatriés, déposent des caisses d’armes sur le tarmac de l’aéroport. Même lorsque ses alliés hutus se lancent dans le massacre systématique des Tutsis et que les corps s’amoncellent, enlevés dans les rues de Kigali par les bennes de la voirie, la coopération militaire française ne désavoue pas ses alliés : en mai encore, six semaines après le début du génocide, le général Huchon promet à un émissaire rwandais, le colonel Ephrem Rwabalinda, de lui livrer non seulement des munitions, mais des postes sécurisés, afin d’assurer les communications directes entre l’état-major français et ses alliés, dont les troupes passent plus de temps à massacrer et à piller qu’à se battre.

Rappeler tout cela, ce n’est pas adopter une position antifrançaise : c’est aligner des faits réels, observés sur le terrain, c’est s’interroger sur la pertinence et les raisons d’un tel soutien. Ces questions n’occultent en rien le fait qu’en face, la guerre menée par le FPR fut impitoyable, qu’elle charria des crimes et des massacres dont l’ampleur ne se révéla qu’au fil du temps.

Aujourd’hui encore, Pierre Péan (dans son livre Noires fureurs, blancs menteurs, éd. Mille et une nuits, 544 p., 22 ¤) tente de « retourner l’image » de la tragédie rwandaise en occultant la spécificité du génocide – cette entreprise d’extermination dont les Tutsis ont été victimes -et en soulignant les crimes de guerre commis par le FPR à l’encontre des Hutus.

Occultant le soutien militaire apporté par la France aux militaires et miliciens auteurs du génocide, accompagnés jusque dans les camps du Kivu où ils représentèrent un élément de déstabilisation durable pour toute la région, il met l’accent sur les aspects humanitaires de l’opération « Turquoise ». Sans relever que, si le premier but de cette opération avait été de secourir des civils, il aurait peut-être mieux valu amener en Afrique des camions et des ambulances plutôt que des Mirage et des hélicoptères de combat, des infirmiers plutôt que des fusiliers marins et des commandos…

Tout à son entreprise de réhabilitation, M. Péan, qui a cherché la vérité dans les tiroirs de l’Elysée au lieu de se rendre sur le terrain, ne craint pas de se mettre en porte-à-faux avec la France d’aujourd’hui ; dans son ambassade à Kigali, une plaque rappelle désormais les employés tutsis abandonnés en 1994.

Il faut évidemment parler de l’attentat : le tir de missiles qui a abattu l’avion ramenant de Dar es-Salaam le président Habyarimana et son homologue du Burundi fut l’élément qui déclencha un génocide depuis longtemps préparé. Le véritable scandale est que, onze ans après l’assassinat de deux chefs d’Etat en exercice, aucune enquête internationale digne de foi n’ait encore été diligentée. Pierre Péan, lui, se fonde sur l’enquête du juge Bruguière – un magistrat dont lui-même dénonçait en 2001 le « côté barbouze » et les « méthodes expéditives » – pour dénoncer la responsabilité du FPR.

Il est vrai qu’au cours des années, le silence persistant de Kigali, le refus de communiquer tout élément d’information au sujet de l’attentat ont donné à cette hypothèse-là plus de poids qu’elle n’en avait en 1994. Mais il n’empêche que d’autres témoignages, qui avaient amené à une lecture des faits différente, n’ont jamais été pris en compte…

Multipliant les attaques personnelles recopiées au départ de fiches de renseignement, la méthode de Péan insulte les victimes et salit une France mitterrandienne que l’auteur croit avoir défendue, mais qu’il a réussi à amalgamer avec les tenants du pouvoir génocidaire.

Colette Braeckman est journaliste au quotidien belge Le Soir. Spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, elle a écrit plusieurs livres sur le Rwanda.